
L’autre jour, je me suis demandé quel personnage allait inaugurer la série de biographies courtes de notre blog. Un Alsacien, un industriel ou plutôt un valeureux militaire ? Un nom s’imposa à moi : Gérard de Turckheim, décédé au printemps dernier dans sa 99e année. Il était Alsacien, ancien militaire et ancien industriel, doté d’un sens du bien commun et profondément humaniste.
Toutes les informations étaient à portée de main, Gérard de Turckheim était mon beau-père.
Ardent patriote épris d’Alsace, il n’hésitait pas à dire avec force son amour pour sa région natale. Au calot à barrettes de lieutenant qu’il portait aux cérémonies militaires, il préférait pour les autres événements son gilet rouge alsacien aux boutons dorés et son gambler de feutre noir, le chapeau popularisé par les gravures de Hansi.
Il y a quelques années, j’ai réalisé avec lui une série d’interviews vidéo que je n’ai pas encore exploitées. Il a laissé dans mes souvenirs celui d’un homme généreux et mesuré qui pouvait aussi se montrer taquin en affichant un sourire narquois.
La jeunesse alsacienne de Gérard de Turckheim
Gérard nait le 25 mai 1923 au château de la Neuenbourg à Guebwiller. L’ancien palais des princes-abbés de Murbach est la propriété de ses grands-parents Léon et Jeanne Schlumberger. La demeure est suffisamment vaste pour accueillir dans l’aile droite ses parents et leurs cinq enfants. Son père, le baron Édouard de Turckheim, s’est établi dans cette ville par son mariage avec Verena Schlumberger issue d’une dynastie d’industriels alsaciens. Il dirige la filature familiale avec ses huit cents ouvriers qu’il a reconstruite après son bombardement par l’armée française au début de la Première Guerre mondiale. Gérard, dernier garçon de la fratrie, est élevé à la dure par un père autoritaire et craint, au caractère forgé par une longue tradition familiale luthérienne où l’éthique tourne autour de la notion de devoir et de rôle à jouer dans la société. Après une bêtise, pour le punir, son père l’oblige à passer la nuit dans le chenil avec les chiens de chasse. L’école est à domicile, où un précepteur venu de Paris lui enseigne la langue française pure et sans accent.
Une famille dans la tourmente
En 1939, la guerre éclate. Ses frères ainés, Éric et Emmanuel, officiers de réserve dans l’artillerie, rejoignent leurs régiments. Son père malgré ses 55 ans et ses responsabilités se porte volontaire. Accusé de trahison par les Allemands pour avoir donné des renseignements à l’armée française durant la Première Guerre mondiale, il risque gros à vouloir rester en Alsace, au mieux une peine de prison au pire une condamnation à mort.
C’est ainsi qu’à seize ans, Gérard devient chef de famille. Il faut quitter Guebwiller avant l’arrivée des Allemands, mais Gérard n’a pas son permis de conduire. À titre exceptionnel, le préfet l’autorise à passer l’examen à l’âge de dix-sept ans. Alors les deux Citroën Traction avant quittent Guebwiller avec Gérard au volant de la première, sa mère et sa sœur Sylviane à bord ; son frère Franck et le personnel de maison se trouvent dans la seconde voiture. Le convoi traverse le pays dans une situation de chaos et rejoint Clermont-Ferrand où la famille de Turckheim passe quelques jours chez les Michelin, avant de reprendre la route pour Nîmes.
A la fin du mois de juin 1940, Gérard apprend la mort de son frère ainé Éric, tué au bord de la Loire par les Allemands. Ayant épuisé les munitions de la batterie de canons qu’il commandait, Éric dans un acte de bravoure insensé sauta à cheval et fonça sabre au clair vers les lignes allemandes ; une rafale de mitrailleuse le faucha. Cet épisode tragique marque durablement Gérard qui considère son frère mort pour la France comme un héros [1].
Du maquis des Bauges à Rhin et Danube
C’est à Chambon-sur-Lignon en Haute-Loire que Gérard poursuit ses études. Il participe aux Chantiers de jeunesse [2] en Savoie, un service national civique encadré par des militaires, et véritable creuset de maquisards. En octobre 1943, il décide de se battre, et il rejoint le maquis des Bauges en Savoie. Il participe à la libération d’Aix-les-Bains, de Chambéry et de la Tarentaise. Puis, en septembre 1944, avec le 1er bataillon de Savoie, il libère Modane en Maurienne par le glacier de la Vanoise. Blessé au genou, il est réformé des chasseurs alpins. Le mois suivant, après sa convalescence, il se retrouve au nord de Besançon. Là, il s’engage au 1er Régiment d’artillerie coloniale du Maroc. Son frère, le capitaine Emmanuel de Turckheim, commande une batterie dans le même régiment. Bientôt la dure campagne d’Alsace commence. Les combats sont violents et meurtriers. La neige et le froid aggravent la situation. Les combattants s’usent, mais la ténacité paie, et les Allemands sont enfin rejetés sur la rive droite du Rhin. Le jeune canonnier de Turckheim pousse avec la 1re armée du général de Lattre de Tassigny jusqu’au Danube et Constance en Allemagne. Gérard va avoir vingt-et-un ans. Puis l’Allemagne capitule. La 1re Armée surnommée Rhin et Danube a gagné ses lettres de noblesse. Pendant près de soixante-dix ans encore, Gérard restera gardien de la mémoire de l’association départementale Rhin et Danube dont il assurera la présidence. Il deviendra une figure emblématique des journées commémoratives, se rendant régulièrement dans les établissements scolaires pour faire l’éloge de la liberté devant les collégiens et lycéens, et leur rappeler le devoir de mémoire.
Gérard de Turckheim, l’industriel
Après la guerre, dès la rentrée 1945, l’ex-maquisard entreprend des études supérieures. Il décroche une licence de droit. Il poursuit à l’Institut supérieur de commerce de Strasbourg. Élu président de l’AFGES en 1948-49, il œuvre pour la réouverture du centre de vacances de Morsiglia sur le Cap Corse en collectant des fonds auprès des industriels. Diplômé en 1950, il accepte l’offre de son père de travailler à l’Union textile à Guebwiller. Lorsque son père se retire, il devient PDG des Filatures et tissages, poste qu’il occupe jusqu’en 1982. Il est également directeur général des Filatures du Florival, dont il est le créateur, jusqu’en 1980. Il développe le rôle de l’Union textile comme pilote des filatures françaises des fabricants de fibres synthétiques Rhône-Poulenc, Hoechst et Dupont de Nemours ainsi que des tissus imperméables Comtal. Infatigable, Gérard se ressource en cultivant son potager, et s’implique dans plusieurs syndicats professionnels et patronaux. Ainsi, il est président des Filateurs français de fibres synthétiques de 1970 à 1980. Il crée l’Exposition nationale de la filature. Plébiscité par ses confrères, il accepte en 1970 la présidence du Syndicat cotonnier d’Alsace, et restera à sa tête durant dix ans. Il est membre du conseil du Syndicat français de l’industrie cotonnière. Il cumule d’autres fonctions, titulaire de la Chambre de commerce de Colmar et juge consulaire au Tribunal de Grande Instance de la Chambre commerciale. Durant les années 80, le textile français traverse une grave crise. En raison de ses nombreux engagements, il est aux premières loges. Les industriels taillent dans les effectifs ; certains mettent la clé sous la porte. Gérard, de nature bienveillante, vit mal la période de crise, car lui aussi est obligé de licencier. Lui qui trouvait son bonheur et sa récompense à faire le bien autour de lui souffre de la situation. Il quitte Guebwiller pour s’installer à Colmar, puis dans la vallée de Munster, à Muhlbach, où il peut de nouveau s’adonner à un plaisir simple, s’occuper de ses arbres fruitiers et son potager.
La vie familiale
En 1949, Gérard de Turckheim épouse Tonia Villard, l’arrière-petite-fille de Théodore Villard et de Johann Georg Mezger. Le premier était un brillant ingénieur qui construisit ponts et lignes ferroviaires en Europe également en Russie et en Égypte, et présidera des compagnies de voies ferrées. Le second, un médecin renommé, inventa la physiothérapie, et soigna les têtes couronnées d’Europe. Le couple a six enfants dont cinq survivront. L’aîné Éric fondera la multinationale suisse de négoce de matières premières Trafigura. La fille cadette Chantal fondera ELISA Aerospace, l’école d’ingénieurs des sciences aérospatiales. Tonia fait partie de ces femmes qui ont bouleversé l’ordre patriarcal encore en cours dans l’après-guerre. Navigatrice, elle participe en solitaire à des régates en mer, gagne la Cowes-Dinard. C’est en side-car qu’elle emmène ses plus jeunes filles en vacances. Elle participe à une course automobile dans le désert du Sahara. C’est la passion de la mer de Tonia qui emmènera Gérard vivre ses dernières années à l’ile de Ré.
Philanthrope dans l’âme
L’homme humble et discret œuvre pour le bien commun comme ses ancêtres Turckheim, Schlumberger, Bourcard, Dollfus et Mieg. Il s’engage dans des associations humanitaires. Il fonde le Rotary-club de Guebwiller – et occupe la présidence de 1964 à 1965 –, également administrateur de l’association Aide aux personnes âgées du Haut-Rhin, président et administrateur de l’Association des parents d’enfants handicapés de Cernay et de l’Association départementale et régionale des parents d’enfants inadaptés, et chevalier dans l’ordre hospitalier de Saint-Jean.
Fier de sa famille et de son histoire, il était un homme d’honneur. Officier de la Légion d’honneur, il est la cinquième génération consécutive – de père en fils- de légionnaire. Son engagement militaire lui a également valu la médaille de la France libérée, la croix du Volontaire de la Résistance et la croix du Combattant volontaire 1940-1945.
Hommage au baron de Turckheim
Le 1er octobre 2018, Roland Ries, maire de Strasbourg, remit à l’Alsacien Gérard de Turckheim, la médaille d’honneur de la ville en même temps qu’à l’Américain William Allen Benjamin. En février 1945, les deux hommes libérèrent l’Alsace, le premier le sud, le second le nord dans les rangs de la 42e division d’infanterie connue sous le nom « division Rainbow ». Près de 73 ans après la fin du conflit, un hommage solennel et émouvant fut rendu aux deux vétérans.
Un dernier hommage posthume, vibrant et poignant, lui fut rendu au printemps dernier au temple de Guebwiller. Le moment le plus fort était indéniablement quand son petit-fils entonna a capella Le chant des partisans écrit par Joseph Kessel.
[1] Éric de Turckheim (1910-1940) est mort pour la France et fait chevalier de la Légion d’honneur à titre posthume. Le 13 juin 2019, le bâtiment de l’état-major du 28e groupe géographique à Haguenau est baptisé «Lieutenant Éric de Turckheim ».
[2] Groupement N° 8 du Châtelard