William Schlumberger, le joueur d’échecs

ESSAI — Parmi les grands noms d’entrepreneurs alsaciens, on trouve la famille Schlumberger qui donna des industriels et banquiers. Certains ont choisi une tout autre voie, celle d’écrivain ou encore la recherche scientifique qui mena les frères Marcel et Conrad à la prospection pétrolière. William Schlumberger, lui, était joueur d’échecs, et contrairement à ses cousins, il entra dans l’histoire grâce à une supercherie.

D’indienneur à joueur d’échecs

Le 5 mars 1799, William voit le jour à Mulhouse, une ville qui a vu sa destinée unie à la France un an auparavant. Son père Jean Ulrich devient en 1803 l’un des patrons de Blech, Schlumberger et Cie, une manufacture textile installée à Dornach dans la banlieue mulhousienne. Sa mère Ursule Blech est issue d’une famille de fabricants d’indiennes, ces étoffes imprimées, gaies et colorées, qui connaissaient encore un certain succès.

William se distingue par son zèle à l’école. Comme la plupart des jeunes gens issus de la bourgeoisie mulhousienne, il fait ses études en Suisse, puis à Paris. Il est doué pour les mathématiques et les langues. Outre les langues maternelles, le français, l’allemand et le dialecte, il parle tôt l’anglais. Ce bon élève a une immense passion, celle du jeu d’échecs. Il se confronte à ses amis, donne des leçons à qui s’intéresse à ce jeu, est déjà inépuisable sur le sujet.

Tout comme son frère, William est destiné à prendre la relève dans la manufacture familiale. Les frères sont envoyés à Paris vers 1820 pour s’occuper du comptoir de vente dans le quartier du Sentier. Dès son arrivée dans la capitale, William fonce au Café de la Régence, pour quelques moments de bonheur absolu. Cet endroit mythique est depuis des décennies le haut lieu français du jeu d’échecs. Le « grand » Philidor considéré comme le meilleur joueur de son temps y battit le fameux Turc mécanique en 1783. Les maîtres d’échec de la capitale et de passage y croisaient d’autres célébrités telles Diderot et Rousseau, des habitués. Napoléon y joua quelques parties, tout comme Benjamin Franklin lorsqu’il était ambassadeur à Paris.

William ne s’épanouit guère au comptoir de vente. Vendre du tissu en gros l’ennuie profondément, et derrière son comptoir, il n’attend que le moment où il pourra filer à quelques pas de là, au café pour y rester jusqu’à tard la nuit.

À ce stade, nous avons deux théories qui s’opposent. La première où les affaires familiales tournent mal, et voit l’entreprise familiale faire faillite vers 1825. La seconde, où William choisit délibérément de fuir une vie qu’il juge insipide et décide de vivre de sa passion, les échecs.

Il subvient alors à ses besoins en devenant professeur d’échecs. Il se rend chaque jour  place du Palais-Royal, au Café de la Régence. Là, William est connu sous le pseudonyme Mulhouse, surnom probablement donné par un de ses élèves. C’est là en 1823 qu’il rencontre Pierre Charles Fournier de Saint-Amant, un jeune comédien de son âge. Saint-Amant se passionne pour ce jeu et fait de Schlumberger son maître. Les leçons dispensées par William portent ses fruits puisque son élève deviendra quelques années plus tard un des meilleurs joueurs d’échecs de France.

Rencontre avec Johann Nepomuck Maelzel, l’inventeur génial

C’est justement au café de la Régence que William rencontre le Bavarois, Johann Nepomuck Maelzel. Il nous faut maintenant dire quelques mots au sujet de cet ingénieur et musicien qui fascina William Schlumberger, et il y a de quoi.

Maelzel se passionne pour les appareils mus par des mécanismes intérieurs complexes. Il invente la panharmonicon en 1804 — son ami Ludwig van Beethoven écrit en 1813 la Victoire de Wellington pour inaugurer son deuxième panharmonicon. Il crée également un automate à trompette ainsi qu’une poupée parlante aux yeux mobiles.  Mais sa pièce maîtresse est un automate joueur d’échecs révolutionnaire qui a pris l’apparence d’un Turc enturbanné. L’automate fut construit en 1769 par le baron Wolfgang von Kempelen[1] un amateur éclairé du jeu d’échecs, cela va de soi ; il le vendit à Maelzel. Ce dernier est mécanicien de la cour – Hof-Mechanikus– et réside par moment au palais de Schönbrunn, quand Napoléon choisit d’y établir son quartier général lors de la campagne de Wagram en 1809. Napoléon accepte la confrontation avec l’automate. L’empereur a la réputation d’un joueur d’échecs moyen qui a l’habitude de prendre quelques libertés avec les règles. La partie est troublée car l’automate est capable de reconnaitre un tricheur, et remet à sa place une pièce dès que le déplacement n’est pas réglementaire. Le Turc mécanique bat ainsi Napoléon par disqualification. Auparavant l’automate s’était déjà confronté à d’autres grands de ce monde, en particulier la tsarine Catherine II.

Maelzel quitte Vienne avec son Turc mécanique pour Naples. Là, il le cède à Eugène de Beauharnais, le beau-fils de Napoléon. Le vice-roi d’Italie se plait à montrer l’automate à ses invités, mais bientôt lassé par son jouet, il remise l’automate dans une pièce du palais. Maelzel le rachète et part en tournée à Amsterdam, puis Londres. En 1816, Maelzel se retrouve à Paris, où il fonde l’entreprise Maelzel et Cie pour fabriquer et vendre son métronome. Il installe l’automate au café de la Régence, le haut lieu des échecs.

En difficulté financière et pour fuir ses créanciers, Maelzel part en tournée aux États-Unis avec ses automates et une assistante. Il arrive à New York en 1826, et rejoint Boston. Trois mois plus tard, c’est le succès. La foule de Boston se presse pour voir les automates. Maelzel assure maintenant deux spectacles par jour. Le Turc mécanique ne joue que les fins de partie contre les amateurs de la ville. L’adversaire peut choisir le côté, mais Maelzel a pris soin de noter sur une feuille le nombre de pièces de chacun des deux camps. Le réflexe des joueurs est de choisir le côté disposant du plus grand nombre de pièces. Cette ruse permet à Maelzel d’orienter le choix et d’augmenter les chances de victoire du Turc, car auparavant il a sélectionné avec minutie les parties jouées par des joueurs célèbres. Le Turc gagne souvent contre des joueurs de faible niveau, mais face à des joueurs chevronnés il lui arrive de perdre, ce qui est mauvais pour la réputation. De plus les joueurs réclament maintenant des parties entières. Maelzel temporise, et pour seconder son Turc, il fait donc appel à un joueur chevronné rencontré en France, William Schlumberger. À Paris, celui-ci accueille favorablement la proposition. Maelzel lui propose la prise en charge du voyage et promet un salaire de 50 dollars par mois. C’est bien plus intéressant que les revenus précaires d’un professeur d’échecs. Bien sûr il sera le secrétaire du patron et son commis, mais surtout il pourra jouer très souvent aux échecs, ce qui après tout est sa raison de vivre.

William embarque au Havre sur un packet-boat[2] à trois-mâts à destination du Nouveau Monde. Les conditions de traversée sont effroyables, et après un mois de mer, New York est en vue. Il débarque le 27 septembre 1826. Il rejoint Maelzel à Boston, et se met aussitôt au travail.

Souvent, le Turc gagne la partie déclenchant alors un tonnerre d’applaudissements. Ses adversaires sont des passionnés de la haute société de Boston. Le soir, William les rencontre pour d’excitantes parties. Certes sa tenue un peu négligée et sa chevelure hirsute détonnent un peu, mais il est dans son milieu, et comme toujours son regard s’illumine quand la conversation tourne autour de la stratégie de jeu.

Tout va bien pour les deux compères jusqu’à ce jour de mai 1827. Une foule est alors rassemblée à l’intérieur du Fountain Inn de Baltimore, un hôtel de luxe sur Light Street, pour voir la vedette du spectacle, un automate venu d’Europe jouant aux échecs. L’été est en avance cette année-là, et la chaleur accable William. Il n’en peut plus à l’intérieur de ce réduit minuscule, où il ne peut pas bouger et où il suffoque. Soudain, il fait irruption hors du cabinet, mettant brusquement fin à la partie. Heureusement pour Maelzel, l’extraction s’est produite en dehors de la ligne de mire du public. Mais deux garçons sont témoins de la manœuvre depuis un toit voisin. Le Baltimore Gazette publie l’article « Le joueur d’échecs découvert ». L’article fait un flop car aucun autre média ne reprend l’affaire. Personne ne croit au récit des témoins oculaires. Les spectacles s’enchainent pendant plusieurs années encore.

Edgard Allan Poe s’invite dans la partie

En 1835, l’écrivain Edgar Allan Poe est de passage à Richmond pour négocier un engagement comme directeur de la section littéraire du Southern Literary Messenger. Il profite de son temps libre pour assister à une représentation du Turc mécanique qui éveille sa curiosité. Estomaqué, il n’en est pas moins méfiant. À plusieurs reprises, il revient pour observer le spectacle et tenter d’en percer le secret. Avec ses notes, il rédige une argumentation.

L’essai, « Maelzel’s Chess Player« , détaille 17 éléments de preuve et a été salué par les critiques littéraires et la presse. Celles-ci allaient du Norfolk Herald, qui l’appelait l’un des « meilleurs articles de toute sorte jamais parus dans un périodique américain », au New Yorker, qui était d’accord avec la solution de Poe, mais affirmait qu’avec 9600 mots, l’essai était trop long.

Poe n’avait pas raison pour tout. Notamment, il a écrit que « si l’automate était une pure machine » elle gagnerait systématiquement. Il n’était pas au fait de plusieurs détails mécaniques; bien qu’un joueur d’échecs humain jouait en effet à la place de la machine, il était caché sous l’automate, pas à l’intérieur de celui-ci. Il s’est également fortement appuyé sur des exposés publiés précédemment, tout en critiquant les auteurs de ces textes comme présentant des idées bizarres et extravagantes.

Pourtant, l’approche analytique point par point de Poe est ce qui a le plus impressionné ses pairs américains, plus que la solution elle-même. Ce n’est pas comme si Poe choquait les gens en révélant qu’il y avait un homme à l’intérieur de la machine, c’est davantage la façon dont il l’a fait. Pas uniquement le récit, mais aussi son analyse. La structure de l’essai était un précurseur des romans policiers de Poe, a déclaré Tom Standage, rédacteur en chef adjoint de The economist et auteur d’un livre sur le Turc mécanique.

C’est là où Maelzel et Schlumberger changent d’air

Avec le temps, le public se clairsème. Pour Maelzel et Schlumberger, il est temps de quitter les États-Unis. Ils décident d’entreprendre une tournée sud-américaine qui débutera à Cuba. Les deux acolytes embarquent à destination de La Havane où, malheureusement, Guillaume Schlumberger meurt rapidement des suites de la fièvre jaune en février 1838 à l’âge de trente-neuf ans.

Son mentor et compère Maelzel ne lui survit que de quelques mois ; incapable de trouver un remplaçant à William, il quitte la capitale cubaine en juillet de la même année. Maelzel est retrouvé mort sur le bateau qui devait le ramener à Philadelphie. Il faudra attendre le 11 mai 1997 pour voir le supercalculateur IBM Deep Blue battre le champion du monde d’échecs Garry Kasparov à New York.

William n’a pas laissé d’écrit. Il était un très bon joueur d’échecs sans atteindre le rang de grand maître. Il brillait même davantage au jeu de dames. Beethoven emprisonné dans sa surdité s’était laissé offrir un appareil auditif fabriqué par Maelzel. Il a écrit : « Bienheureux celui, qui ayant appris à triompher de toutes les passions, met son énergie dans l’accomplissement des tâches qui imposent la vie sans s’inquiéter du résultat. »

L’automate exposé au musée de Philadelphie a été détruit lors du grand incendie de 1854. Le fonctionnement du Turc mécanique reste toujours un mystère.

Sources :

– Daniel WILLARD FISKE, The book of the first American chess congress, New York, 1857

[1] Un écrivain et inventeur hongrois, ingénieur à la cour de l’impératrice d’Autriche

[2] Bateau à voile précurseur des paquebots à vapeur.

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